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La Cité Utérine

 

LA CITE UTERINE

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Sur le point du jour, alors que Cyrus se lève, un garde du Grand Grenier à provisions débusque au hasard d'un renfoncement, une femme qui n'offre aucune résistance. Cet incident produit un gigantesque remous au sein de la communauté. Et Cyrus de se demander: Comment?! Comment est elle parvenue jusqu'ici? A quelle fin? On l'amène aussitôt dans une des geôles de l'unique prison de la Cité afin qu'elle y soit savamment questionnée. Lors de ce premier interrogatoire, seul se manifeste le silence. Aucun renseignement ne lui est soutiré sur l'objet de sa mission. Il est évident qu'elle ne s'est pas introduite sans quelque noirceur, quelque action d'éclat ou quelque mission suicide en vue. Cependant ce résultat n'est pas surprenant, connaissant la résistance à toute épreuve des Thomiriennes.

Si nous ne savons plus quand la division entre les deux sexes était apparue, ni pourquoi les femmes s'étaient vues dotées d'une résistance physique et d'une force supérieure, nous savons pour être enseigné de père en fils, que celles-ci eurent la volonté d'en user. Aussi, il y a longtemps, sur Gunéaikoskratos, un groupe d'hommes unis dans ce combat contre ce despotisme grandissant, créèrent Miseinguné, la Cité des Hommes.

Celle-ci, grâce à l'intellect de ces anciens insoumis, peut abriter et nourrir ses occupants. De plus, nos fondateurs ont réussi l'extrême exploit de créer une matrice mi vivante mi mécanique qui assure la procréation sans répit de nouveaux membres masculins.

Elle est, en quelque sorte, notre Mère à tous. Les fondateurs, en complément de leur dessein de rester indépendant de ce peuple féminin, voulaient par des perfectionnements génétiques successifs, reprendre un jour le pouvoir des mains de ces perfides. A présent, Miseinguné est capable en se basant uniquement sur un simple germe masculin d'engendrer un homme, lui-même procréateur, meilleur à chaque filiation. Ainsi est Elle à la fois une Industrie Agricole, pour nourrir son peuple, une Place Forte aux fortifications infranchissables et une Matrice annihilant le rôle de ses semblables féminines. De ce fait, les Thomiriennes La considèrent comme une menace.

Certes, les esclaves mâles assurent leur survie tant matérielle que temporelle. Certes, la Cité vivant en autarcie complète, elles pourraient l'ignorer, voire L'accepter, sachant qu'excepté cette contrée qui ne s'étend que sur un centième de la superficie totale, Gunéaikoskratos leur appartient et se situe sous leur emprise. Mais l'existence même de cette ville d'hommes figure déjà pour elles une forme d'insulte à leur prestige plus que séculaire.

Elle représente une menace future, car à l'intérieur de ce camp retranché, nous améliorons notre potentiel physique et psychique au fil du sang. Et leur effroi réside en ce qu'un jour, devenus plus puissants qu'elles, nous nous décidions enfin à sortir de nos murs. Elles sont d'autant plus terrifiées à cette idée qu'elles savent qu'avec l'aide de cette Matrice, nous pourrions parfaitement nous passer d'elles et donc commettre un gynécide. On comprend que cette vision peu réjouissante d'une extermination les ait menées à une guerre farouche contre Miseinguné.

Quoi qu'il en soit, étant protégés par un système de défense particulièrement efficace, elles n'ont jamais réussi à franchir nos murailles avec leur armée, et ce, malgré des pertes au demeurant énormes. Et jusqu'à ce jour, aucun Miseingunéen n'avait eu de contact direct avec une Thomirienne. Aussi, quand un message nous annonce la capture de l'une d'entre elles au sein de l'Enceinte, un vent de panique se répand. Ont-elles réussi à nous envahir? Que va-t-il advenir de nous? Comment devons nous réagir? Est-il encore temps? Très vite, un rapport du Bureau Central, le cerveau de la Cité, nous apprend qu'elle est l'unique intruse. Il est découvert qu'elle est entrée par les souterrains fluviaux. L'accès se voit immédiatement condamné et gardé. Aucune autre indésirable ne pourrait jamais plus pénétrer, du moins jusqu'à ce qu'elles trouvent une heure prochaine, peut-être, une autre voie.

L'affolement dissipé, on décide d'instaurer un procès pour juger du sort de la captive. Doit-on la tuer, la garder prisonnière ou bien la libérer? Notre choix devant être réfléchi car capital pour l'avenir de la Cité, on désigne un tribunal exceptionnel.

Grand, svelte et intelligent, détestant comme ses concitoyens les femmes, Cyrus est nommé à ce comité. Agir trop brusquement en la condamnant à mort pourrait nous ôter la seule chance de connaître un peu mieux nos ennemies. Le fait qu'elle soit belle et attirante aux yeux de cet homme abstinent par la force des choses, n'entre pas en compte dans son embarras. Non, il s'agit là uniquement de l'intérêt d'étude de la captive. Nous pourrions assurément apprendre quelques points forts et d'autres faibles de cette société féminine. Ces renseignements seraient précieux lorsqu'il nous faudrait reconquérir Gunéaikoskratos.

Ce sont ses talents intellectuels qui lui valent l'honneur de figurer dans ce groupe d'individus provenant d'horizons divers, réunis afin d'obtenir un ensemble d'avis aussi variés que possible. Le choix de Cyrus était dicté par le fait qu'il a longuement participé au programme préparant la future reconquête de la planète. Reconnu comme un spécialiste éminent, il avait fait part au Bureau Central, quelques années avant cet incident, de son souci au sujet de ces fleuves souterrains passant d'un bord à l'autre de la frontière. Il avait préconisé de les murer, leur rôle d'approvisionnement en eau étant modeste, grâce aux fortes pluies tombant sur le domaine retranché. A l'époque, le Bureau Central avait parfaitement ignoré son point de vue, considérant la Cité comme hermétique, des siècles d'isolement complet l'attestant. Mais aujourd'hui, la route prise par cette Thomirienne lui confère l'éclat d'un visionnaire avisé.

Un premier sentiment s'impose rapidement au sein du Conseil ainsi réuni. Notre devoir est de ne pas la relâcher. Elle pourrait donner des informations aux ennemies sur la structure interne de Miseinguné, aussi infimes qu'elles pourraient être, c'est déjà trop. Il reste alors cet arbitrage difficile entre la garder vivante au fond d'un cachot ou la supprimer, jugement délicat s'il en est. Il apparaît évident que nous devons l'interroger, mais que faire d'elle après? Il n'y aurait plus aucun avantage à la garder une fois les renseignements acquis. Ce serait humaniste, bien sur, cependant cela présente aussi quelques risques. D'abord, elle pourrait être, à l'avenir, une source de troubles intra-muros: car si pour l'instant, la haine et la peur l'emportent sur le désir de la chair, quand sera-t'il dans quelque temps face à cette présence féminine unique? De plus, si par un concours de circonstances, une trahison ou quoi que ce soit d'autre, elle venait à sortir et rejoindre ses troupes, l'analyse qu'elle leur fournirait serait une calamité; ceci rejoignant la première conclusion. Malgré le truisme du dénouement, nous, membres du conseil exceptionnel, hésitons à nouveau à voter sa condamnation, peut-être à cause d'un sentiment humain enfoui dans notre mémoire... De toute façon, le verdict ne doit pas être immédiat, l'interrogatoire devant le précéder.

Nous essayons de savoir par une enquête préalable ce pour quoi elle a été envoyée. On trouve près de la place où elle a été arrêtée un sac. Le conseil demande aussitôt à en connaître le contenu, et c'est l'horreur! A l'intérieur, on découvre une bombe miniaturisée d'une efficacité monstrueuse et un élément métallique de forme triangulaire. Autant l'objet parait inoffensif, autant la bombe, elle, est terrifiante par sa portée. Il ne fait aucun doute de la destination de celle-ci: le Bureau Central, le coeur de la Cité. Et cette révélation est si grave qu'elle ébranle notre confiance. Ainsi connaissent-elles notre point faible. Cette soudaine conception d'une agression non plus contre nous, mais contre notre Mère à tous nous pétrifie. Le Bureau Central dirige tout, la production de nourriture, la défense de l'enceinte, le renouvellement des générations, tout! C'est la première fois que les Thomiriennes s'attaquent non pas aux communautaires, mais à la Cité Elle-même. Jusque là, il s'agissait de défendre la vie des compatriotes. Aujourd'hui, le conflit prend un autre tour: il s'agit de protéger Miseinguné.

Nous voulons questionner la prisonnière. Cyrus, présent, l'observe. Brune, fine mais robuste, sa ligne laisse présager d'une puissance musculaire impressionnante. Cyrus promène ses yeux sur ce corps superbe de vitalité. Ses jambes, ses bras, ses épaules, ses seins, sa taille... Quel est cette chose? Les autres l'ont vu également. A sa ceinture, un objet identique dans ses lignes à celui découvert dans son sac mais de taille réduite est accroché. Un des hommes le saisit. Aussitôt la femme bondit à genoux, en signe d'imploration, devant l'objet ainsi maintenu. Tous, interloqués, observons le manège incessant de prière auquel se livre la Thomirienne. L'homme le lui rend après l'avoir inspecté et conclu de son caractère anodin. Elle le range alors à sa ceinture comme précédemment. Cet incident passé, nous tachons de reprendre notre interrogatoire. En vain. Un des docteurs, sujet à un pressentiment, décide de lui faire passer des tests pour connaître la raison de cet entêtement, et ce malgré les drogues. Le résultat roule comme une condamnation. Elle a été conditionnée prématurément pour rester muette, ce qui explique sa capture aisée. Nous n'attendons plus aucun renseignement supplémentaire de sa part. Nous connaissons la visée de sa bombe. Quant à l'objet géométrique, il semble que ce ne soit rien de plus qu'une amulette. Voila donc une prisonnière qui a prévu de l'être, une femme silencieuse, muette comme une tombe, comme sa tombe. Le verdict suit. Elle sera donc exécutée. Au cours du vote, Cyrus se rend compte que quelque chose ne tourne pas rond. Le vote, bien qu'unanime, comporte 10 à 15% de votes blancs. Les abstentionnistes veulent ainsi montrer leur désaccord. Néanmoins ils se rangent au jeu de la majorité, l'unanimité étant requise dans ce genre de tribunal. Nous n'y prêtons pourtant que peu d'intérêt, estimant que la nouveauté d'une présence féminine ainsi que son indéniable beauté peut rendre confus les esprits.

L'exécution terminée, il demeure toutefois le choix de la politique à suivre face à ces ennemies adoptant elles aussi une nouvelle tactique. Comme toute controverse politique, les discussions sont houleuses. Nous voyons même quelques anarchistes haranguer pour une ouverture pure et simple des frontières, réclamant la cessation des combats. Heureusement, ils restent minoritaires...

Le lendemain, à l'aube, l'esprit un peu engourdi, se réveillant peu à peu, Cyrus se remémore les débats d'hier soir. La polémique s'est clôturée fort tard. Si tard qu'il a du mal à préparer son petit-déjeuner. Les concepts majeurs du conseil sont divisés en deux groupes, si nous ignorons cette minorité anarchique favorable à l'ouverture. D'une part, ceux qui pensent qu'il faut attaquer de suite, profitant de l'effet de surprise. D'autre part, ceux qui pensent qu'il vaut mieux au contraire attendre que nous soyons fin prêts, si nous ne voulons pas essuyer de trop grosses pertes, voire une défaite. Et les arguments pleuvent des deux côtés:

- si défaite il y a, la Cité sera toujours notre refuge...

- si nous attendons, nous risquons notre propre invasion...

Il se demande bien quel parti prendre. Le choix est délicat et lourd de conséquences. Pendant qu'il réfléchit, il s'aperçoit que depuis l'arrestation de la saboteuse, il n'est pas allé chercher de nouvelles denrées au Grenier à provisions. Il s'y rendra à l'heure du déjeuner afin d'avoir à manger pour ce soir. Tout à coup, il s'arrête, fixant le placard, restant figé ainsi quelques secondes. Puis il sourit: il arrive encore à penser à des éléments aussi bénins que sa nourriture alors que le sort de son peuple est entre ses mains... Son sourire s'estompe, il se lève, prend son imperméable et se rend au conseil. Comme d'habitude, les discours sont agités. D'autant plus que le petit groupe des "fous d'ouverture" comme il les surnomme, grandit et devient de plus en plus exigeant. A croire que la folie est contagieuse... Certains proposent même de se rendre à ces femelles usurpatrices! Impensable! Nous nous interrogeons sur leur santé mentale, toutefois sans faire de scandale car ils représentent maintenant un peu plus d'un quart des membres du conseil. Nous mettons cela sur le compte de la tension, de l'excitation ainsi que de l'inquiétude - qui ont bons dos toutes les trois - causées par une guerre qui se précise de plus en plus, guerre obligatoirement sanglante et coûteuse.

Nous tentons de calmer ces énervés. Il ne faut pas de divisions! L'ennemi, ce sont les Thomiriennes! Néanmoins, les vêpres clôturant à nouveau les débats, Cyrus est inquiet. Pourquoi ces hommes autrefois résolument opposés à elles, pourquoi deviennent-ils soudainement "pro-Thomiriens"? Qu'est ce que cela veut dire? Et ce fragment forge triangulaire? Son utilité n'a toujours pas été assurée. N'est ce vraiment rien d'autre qu'un talisman ou bien une autre ruse de ces démons en jupes? Et cette bombe que l'on retrouve si facilement, au dessein si clair? C'est beaucoup trop évident... Il se demande si elle ne l'avait pas emportée pour détourner leur attention, pour cacher le véritable but de sa mission. Ceci a-t'il un rapport avec le retournement d'opinions parmi certains membres du conseil? Des traîtres? Peut-être. Tout en mangeant son dîner, il n'arrive pas à ôter ces réflexions de l'esprit. Il avale machinalement. Il ne mange pas, il ingurgite les denrées fraîches. Puis il va se coucher, l'esprit vagabondant toujours d'une pensée à une autre...

8H00. Cyrus a dormi comme un loir, à tel point qu'il manque de ne pas se réveiller à temps. Il mange rapidement le premier repas de sa journée, pressé qu'il est. Puis, il court rejoindre ses collègues. Il n'a pas oublié ses interrogations de la veille. Elles ont fait leur bonhomme de chemin durant la nuit. Il sait très bien ce qu'elles veulent. Elles veulent une vie meilleure et libre enfin de tout chaos. Un chaos dont la cause est Miseinguné. D'autres pensent comme lui. Près de 70% des membres du conseil pensent comme lui. Certes les 30% restant continuent de jurer, de crier à la trahison, de nous insulter de salops, de vendus et autres. Mais il leur faut se rendre à l'évidence, une majorité se dessine. La polémique repart de plus belle et se prolonge jusqu'au crépuscule. Tout est reporté au lendemain matin. Il nous faut pourtant faire vite. Trop attendre nous condamne peut-être à manquer l'unique occasion de vaincre les femmes. Bien que cette pensée ne concerne plus que certain de nos élus?!

Cyrus, au fil de la journée, commence à entrevoir l'intérêt profond qu'il peut y avoir à s'unir avec ces femmes bénies par la nature ou les dieux. Hélas il faut attendre, encore et toujours attendre l'aurore. Cependant il pressent que le décret sera enfin voté. C'est pourquoi, après un bon repas, il va se coucher le coeur plus léger, l'esprit plus serein...

Et il ne se trompe pas. Au matin même, dès les premières heures de réunion, l'accord est réalisé. La décision d'une ouverture franche et massive vers toutes les populations de Gunéaikoskratos est prise. D'ailleurs cet arrêt était inéluctable car plus un seul homme de Miseinguné ne pense autrement. Nous désirons tous une seule et même chose: nous rendre aux Thomiriennes! Après des siècles et des siècles de combats sanglants, nous comprenons finalement combien il est inutile et stupide de vouloir vivre sans elles. Nos ancêtres n'avaient pas saisi le sens de cette suzeraineté. Ce ne sont pas des dictatrices, asservissant les hommes. Non! Ce sont nous qui devons nous placer sous leurs seins, sous leur protection et leur volonté juste et infaillible de femme. Il faut maintenant nous faire pardonner ces séculaires conflits acharnés, vains et dépassés. Pour cela, le conseil décide d'ouvrir grandes les portes de la Cité.

L'annonce de ce décret déchaîne un torrent d'acclamations, de joies et de félicité. Hélas, durant cette agitation en masse, on déplore quelques débordements comme certains pugilats. Mais enfin, ils ne font pas force ces gens là qui se figurent encore qu'il faut se battre jusqu'à la mort. D'ailleurs, ils seront de moins en moins nombreux par la suite, pour n'être plus enfin. Les portes ouvertes, et pour prouver notre bonne foi, le peuple détruit irrémédiablement le Bureau Central. "Jamais plus nous ne nous révolterons!" chantons-nous tous, heureux, remplis d'espérances.

Nous voyons alors entrer les chars conduits par les libératrices, les Thomiriennes. Elles nous saluent, nous sourient. C'est une grande joie. Dans la suite du cortège, afin d'assurer qu'elles n'ont plus aucune haine envers ces hommes serviles et repentants, nous, les ex-Miseingunéens, pouvons voir arriver charrues, chariots et charrettes remplis de victuailles et de boissons.

Cyrus qui assiste à cette fête de la Liberté, ne peut s'empêcher de trouver la luisance de ces aliments étranges. A quoi bon! Cela fait déjà si longtemps qu'ils ont cet aspect là. Oh, l'évolution s'est faite imperceptiblement, mais elle s'est faite. Dans un dernier effort mental, il se rappelle l'époque de cette modification. C'était juste après l'arrestation de la martyre Thomirienne. Maintenant il est trop tard, son cerveau est flasque et malléable comme celui de ses collègues condescendants. Et c'est donc dans la joie et l'allégresse que nous nous livrons corps et âmes à nos Maîtresses et Bienfaitrices. Celles ci distribuent la nourriture, tout en s'assurant de ses vertus sujétives: à leur ceinture rayonne une amulette triangulaire, désormais symbole de la femme et de son pouvoir...

Miseinguné, offerte à ses subtiles rivales, Miseinguné, abandonnée par ses amants infidèles et ingrats, Miseinguné, notre mère, notre compagne, notre soeur n'est plus.