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E.Sabatie

 

SURSIS AU SOLEIL

I

Le lustre ventilo tourne à plein régime. Harry n’a pas bougé de sa chambre d’hôtel depuis douze heures. Des crampes lui remontent du bas des chevilles jusqu’à la nuque, en passant par les aléas imparfaits de son dos. Il est prés de la fenêtre, assis sur une chaise élimée en bois. Une table de chevet et un lit sans matelas s’accouplent au design désuet de la pièce vétuste. Harry regarde sans cesse d’un œil alerté en direction de la rue. Poussière grise envahissant à moitié le bitume défoncé, des oiseaux noirs se posent sur des fils électriques. Les poteaux électriques sont faits de bois et seulement distant chacun de quelques mètres. Cette rue est remplie aussi de poubelles débordant de merde. Et il y a enfin ce banc à l’ombre avec un vieux posé dessus. Le vieux ne bouge pas et ne relève pas sa tête qui reste fixée au sol. Le bitume renvoie un brouillard de feu. Le soleil brûle la peau et le vieux s’en protège comme tous les gens d’ici. Peur du soleil, personne ne sort l’après-midi. Seul ces corbeaux posés sur un fil et ce vieux assis sur un banc à l’ombre, s’incarnent pour vrai dans ce tableau sombre. Il sait maintenant que le BOSS va débarquer d’un instant à l’autre. Son cœur s’accélère. Sa main va et vient sans cesse de l’avant bras au menton. Son corps sursaute comme par à coups et ses dents se resserrent idem à un étau de fer. Harry est un homme qui n’a pas dormi depuis deux jours. Il pue. Le temps mécanique du réveil foirfouille dans sa tête comme un tic tac tautologique. Etape du parcours du condamné – tic tac. Si Harry ne connaît pas la peur, c’est qu’il n’avait jamais jusque là affronter la mort. Face à lui, il n’est pourtant rien, à l’exception de cet air rempli de rien et envahissant chaque recoin de la pièce. Lourd et pesant, il se diffuse à petite dose, infecté de cette présence absente de chair. Harry a les traits du visage tendus. Dans ses yeux, des lignes électrifiées d’un rouge sang semblent se mouvoir pareilles à celles d’un fumeur de hash. Ses sourcils ondulent sur son visage oblong en des expressions saccadées si contradictoires, qu’elles en expriment la folie. 

« Je vais pas mourir » est la seule phrase qui affecte sa raison.

La survie face à la mort ...

« Je veux pas mourir ! »

II

Une semaine avant qu’il finisse dans cet hôtel pouilleux, Harry s’était rendu à Alicante dans le Sud de l’Espagne – sur les ordres du BOSS. Il avait été engagé comme négociateur pour y régler une embrouille de cartons de cigarettes. Cela devait être exécuté au plus vite. Il y en avait pour plus d’un million de francs. La marchandise avait peut-être déjà été convoyée vers un autre port ; personne n’en savait rien. Harry avait donc pour mission de constater sur place les rumeurs. Dans le quartier des belles résidences, il devait rencontrer Thomas Nortschtlid, un Allemand d’origine juive. Un avion privé en direction de New York, repartant le soir même, avait été réservé à l’aéroport de Malaga par les intermédiaires du BOSS. Seulement, ce qui aurait dû normalement se passer ne s’est pas déroulé comme convenu. Certes, le juif et deux de ses gorilles étaient bien là au rendez-vous. Mais les poulets avaient rameuté aussi leurs fesses. Ils les guettaient, planqués en civil ou dissimulés dans la foule. Cette flicaille attendait le moment opportun pour intervenir. L’expérience d’Harry le plaçait dans une situation qu’il avait déjà connu maintes fois. Il pouvait renifler un flic à 200 mètres. Une tête de poulet, et surtout une odeur de poulet, n’échappent pas à l’expérience d’un vieux gangster. Mais ce n’est pas les flics qui alimentaient son angoisse. Des goûtes de sueurs perlaient à l’orne de ses sourcils. Ses yeux ne regardaient plus en face. Harry se retourna brusquement, plusieurs fois, comme si une main de jeune femme lui caressait la nuque. Certes, les flics en civil, il les voyait – dans des voitures banalisées ou en couple idéal sur une terrasse de café – mais il sentait quelque chose de plus fort que la présence des poulets. Il l’a vu alors du coin de l’œil. Comme une ombre de chair qui marchait juste à quelques mètres derrière lui. Une voix monocorde et incompréhensible faisait écho en même temps dans sa tête. Et à chaque pas, il semblait qu’on lui cajolait tendrement la nuque ; un peu à la manière de son père quant il était petit, lui tapotant fièrement l’épaule pour le féliciter de ses compétences sportives dans l’équipe de Base Ball locale de Stress Fich.  Mais ce n’est plus la nuque que la chose touchait maintenant, mais son cou. Une main invisible forçait peu à peu l’étreinte. Du sang commença à couler du coin de sa bouche. Puis l’air a soudainement manqué. Harry est devenu comme fou. Sa respiration s’est affolée dans un halo saccadé et convulsif. Ses bras se sont agités à l’instar de ceux d’un pantin. A quelques mètres du juif, il a alors sorti son pétard et tiré 3 coups. La tête du caïd est venue embrasser le trottoir, le sang se répandant jusqu’au pieds du meurtrier. Il venait de buter celui qui fut pendant prés de 10 ans, le meilleur allié du BOSS.  Harry a eu cependant le temps de fuir jusqu’à une petite rue isolée. Une poubelle bouchait l’impasse. Il y est resté planqué plus de 6 heures, pour ne sortir qu’une fois la nuit tombée.

III

Cela fait maintenant 7 jours qu’il croupit dans cette chambre à demi-nue. Il ne s’est pas rendu à l’aéroport. Harry a peur. L’avion a décollé sans lui. Peur maintenant de se faire buter à son tour. Et il repense à cette ombre venue pour l’étrangler et le rendre fou. Thomas Nortschtild, ce putain de juif est mort. Depuis, le BOSS ne l’a pas rappelé. Aucune nouvelle. Harry est toujours coincé dans ce bled paumé. En espérant que ce ne soit pas la mort qui frappe à la porte ou qui déambule au coin de la rue. « Si j’ai tiré c’est à cause de l’ombre ! » L’instinct a été plus fort que la raison. Mais un singe agit aussi par instinct rétorquerait le BOSS. Il mate une nouvelle fois par la fenêtre. Rien, sinon un vieil espagnol assis sur son banc. Il semble dormir et ses bras reposent en balance sur sa canne. « Le BOSS fait parfois exception à la règle » se dit Harry. « J’ai descendu le juif mais peut-être aurais-je un sursis ? Peut-être ne vais-je pas mourir ? »

IV

Jaune et pisseux. Le plafond est comme les murs. Jaune et pisseux. Harry est toujours fixé à sa chaise. Des phrases en Espagnol lui reviennent au hasard de ses pensées, sans qu’il ne comprenne un seul mot de cette langue qui va trop vite pour un Américain exilé. Tout ici va de toute façon trop vite. Jusqu’à la mort qui semble se rapprocher d’heures en heures. De minutes en minutes. Le BOSS est là ! Présent. Derrière Harry. Sous le lit. Ou peut-être même sous ses semelles. L’homme au visage inconnu est partout avec lui sans qu’il puisse le toucher ou le voir. Harry regarde encore par la fenêtre. Cela fait peut-être plus de 20 fois qu’il voit la même chose : ce putain de vieux à la canne en bois ; et toujours rien autour. Mais le rien donne l’impression de se remplir. Ses dents se resserrent et ses poings idem. Harry le sent. Cette présence. Dans l’air. Jusque dans sa chair ! Il ferme les yeux une minute pour se réveiller la minute qui suit, se rappelant inexorablement à la mort qui refuse encore de se montrer.

Drin … le téléphone sonne pour la première fois de la journée. Harry décroche d’un geste brusque. Le majordome lui demande si Monsieur veut dîner ce soir. Il acquiesce sur l’affirmatif et une envie de pisser le surprend. Harry s’accorde avec courage à remuer de quelques mètres, son corps aussi lourd qu’un monticule de fagot. Chaotique et infini, de la chambre aux chiottes, il est un voyage aux risques multiples. Alors Harry zieute. Il zieute avec méfiance si personne ne se cache derrière la porte entrebâillée de la salle de bain – pièce obscure où semble se dessiner de multiples ombres. La survie est dans le toucher vers l’interrupteur. Harry sait ça ! D’un geste vif et désordonné, il actionne l’interrupteur. La lumière surgit enfin pour en finir avec l’étreinte des ombres ; la mort disparaissant brusquement dans un halo de luminescence sacré. Il sort alors son chibre et pisse à côté. Les yeux exorbités et la tête retournée en arrière – au cas où le BOSS se déciderait à le rencontrer maintenant.

V

L’air est de plus en plus chaud. Fixé à sa chaise, Harry transpire et les mouches l’entourent. Un tas de mouches à merde. En harmonie avec cet hôtel poisseux. Partout. Dans le placard. Sous l’évier. Collées au plafond et l’air qui se raréfie. Il pénètre maintenant de plein ses poumons. Il le sent ! Dans sa trachée encombrée en train de couler lentement. Il sent sa présence. La porte tape. L’œil alerté à son maximum, il se retourne bref et sort lentement son pétard de son dos.

- Qui est là ? Hurle t- il avec une voix tremblante.

- Cé lé sérviteur senior, jé vous apporte lé dîner. 

- Posez-le devant la porte, je viendrai le chercher après. 

Entre la chaise et le couloir, il n’y a que trois mètres qui le sépare de la gamelle. Mais ce sont trois mètres de trop. Son corps statique a froid. Son ventre crie famine. Et c’est de faim qu’il va peut-être maintenant crever s’il ne bouffe pas. Alors Harry s’élance d’un coup, ouvre la porte et la referme aussitôt sans presque relever la tête. Puis il retombe sur sa chaise. Il n’a pas touché au plateau du majordome, toujours posé devant la porte. Ses yeux semblent tourner en cercle dans leur orbite. Sa bouche reste grande ouverte, comme si ses lèvres étaient écartelées par une tige de fer fixée de chaque côté. Et il se cramponne nerveusement à sa chaise. « Je l’ai vu. Il était là ! » Ses dents claquent et ses mains tremblent pareilles à celles du grand boxeur. Dans le couloir, il l’a regardée du coin de l’œil, puis cette ombre à l’allure humaine s’est éclipsée dans le range-balais. Mais ce sont surtout ces mains qui se sont empreintes dans son esprit. Larges et velues, ces mains ont claqueté sur le mur comme si l’homme en noir était guidé par celles-ci – comme si le cerveau faisait partie de l’auriculaire et que l’auriculaire dictait sa loi au monde. C’est alors que des cliquetis provenant du couloir, semblent maintenant s’étendre sur le palier pour se transformer en des craquements réguliers. Sa voix ne lui est même plus d’aucun secours, se disant que le patron ne peut pas savoir encore où il est et que ces bruits ne sont que des bruits de rats. « Putain de rats ! Vont-ils partir ?! Vont-ils partir ?! » Des larmes apparaissent sous les traits marqués de ses yeux. Harry est comme paralysé. Chaque son de derrière la porte retentit comme un coup de massue asséné à sa nuque. « Vont-ils donc partir ? » se dit-il une dernière fois, tout en serrant ses poings autour de sa tête.

VI

Une odeur âcre issue du mélange de pisse et de sueur lui remonte maintenant jusqu’au nez. Harry se voit comme mort. Il semble flotter au-dessus de son corps et déjà ne plus faire partie des vivants. Puis des coups plus violents que les précédents s’échouent sur la porte. Harry hurle de toutes ses forces et se lève d’un coup brusque de sa chaise. Mais son corps se détend trop violemment. Il bascule de tout son poids par la fenêtre. La fenêtre pète en mille morceaux. Vingt cinq mètres plus bas, le coup de gong résonne. Etalé sur le toit d’une voiture, son cadavre a le sourire au lèvre. Ses narines semblent enfin respirer. Et ses yeux grands ouverts n’ont plus rien à craindre.

VII

« Putain de rat ! » S’exclame-t-il. L’homme qui venait de frapper à la porte, lance un coup de pied en direction des rongeurs venus profiter des miettes de pains étalées dans tout le couloir de l’Hôtel. Puis d’une manière expérimentée, il défonce la porte du poids de tout son corps porté vers l’avant sur l’épaule droite. Il pénètre d’un coup à l’intérieur et bondit vers la fenêtre qu’il vient d’entendre se briser. Il n’en croit pas ses yeux. Se penchant à la fenêtre, l’inconnu scrute le corps mort du négociateur. Il tient entre ses mains son passeport pour New York. Harry devait rentrer aujourd’hui pour être remercié de son geste. La mort du parrain espagnol, s’était paradoxalement avérée beaucoup plus efficace qu’une simple négociation. Le BOSS en avait profité pour étendre un peu plus son pouvoir sur la péninsule ibérique. Mais l’homme qui devait ramener Harry vivant a échoué. Il ne lâche pas du regard le visage blafard du macchabée – et le contrat est  rompu. L’ex-négociateur est allongé raide-mort, recouvrant de sa chair la tôle abîmée d’une bagnole-standard. Le bad-boy prend ses jambes à son cou et s’enfuit de l’hôtel miteux aussi vite que son corps encombrant lui permet. Il se met à courir en zigzaguant, titubant comme s’il était ivre. Ne sachant point où aller, il sait déjà que le BOSS l’épie. Il sent son souffle se poser sur sa nuque. A l’instar d’une ombre qui se faufile derrière votre dos, il est déjà en train de vous agripper l’épaule !

« Je veux pas mourir » gémit le gros baraqué. Et ses larmes coulent à flot. Esprit compressé ! Yeux exorbités et bouches en lamelles ! Ame absente de tout refuge ! Mais y a-t-il donc un sursis au soleil ?

 

 

LE MANUSCRIT

I

Son roman s’appellera les amours noirs. Pour le moment sa feuille est blanche. Les idées ne viennent pas. L’histoire ne débute que par quelques phrases, puis s’arrête. Absente et si lointaine, l’imagination refuse de se montrer. Gautier se rallume une clope. Trois paquets et demi par jour alimentent ses besoins tabagiques. Pendant qu’il n’écrit pas, Gautier fume à s’en noircir les poumons. Le ventilo souffle au chiffre le plus fort et l’air est quand même chaud. A Toulouse et en plein été, la fraîcheur est une rareté qui vaut chère. Gautier n’a pas les moyens de se payer la clim. Il n’a même pas eu les moyens de garder sa femme à ses côtés. Il a pourtant aligné du fric grâce à un papier célèbre. C’était un journal qui consacrait sa pleine page à un reportage sur le droit des animaux domestiques en France. Gautier le signait de son nom chaque fin de mois. Mais les gens importants se foutent de ces conneries pour spécialistes attardés et mégères en manque de teubs. Cela fait un an que Gautier est en arrêt maladie. Il a momentanément démissionné de son poste de journaliste. Dépression lente mais sûre, ses cheveux sont tombés et sa face de jeune tombeur ne ressemble plus qu’à une tête de vieux con. Il mate encore son fils allongé sur le canapé du salon. Son pied se dévoile en bout, à travers sa chaussette grise-trouée. Sa tête est affalée en arrière sur l’accoudoir du canapé et à force, l’accoudoir penche vers le bas. Sa femme s’est débinée pour aller se caser avec un nègre d’Espagne. Manque de fric ? Prétexte superficiel. Plutôt humiliante impuissance face aux femmes ! Il a perdu toute confiance sexuelle avec la sienne. Peut être ne l’a-t-elle quitté que pour cela ? Mais les femmes ne lui ont de toute façon jamais fait d’effet. Sexualité au teint fade. Odeur sans attraits. Gautier a beau reniflé leurs corps, il ne sent que leurs pestilences. Les femmes le débectent de plus en plus – et son impuissance est vite devenue un vice. Décomposition invisible, son âme a basculé depuis que sa femme l’a quitté. Alors il se rend dans des lieux insolites. Le plus souvent, prés d’un péage autoroutier. Là, des hommes sont prêt à toutes sortes d’excursion sexuelles une fois le soleil couché. Zone isolée où il n’est que des brutes qui cherchent à se faire baiser comme des chiens – par d’autres brutes montés comme des ânes. Leurs visages lui importent peu. Seuls comptent leurs bites au fond de ses deux trous. Par le moins lisse et le plus baveux. Depuis peu, il demande en plus à ses amants éclairs de le battre sur les fesses, à l’aide d’une raquette en bois parsemée de clou. Se faire baiser à l’ancienne ne l’intéresse plus. Car seul compte le vrai plaisir d’avoir mal. Etre frapper jusqu’au sang. Etre humilié plus qu’un esclave. Plus qu’un chien ! Etre humilié jusqu’à n’être plus rien. La plupart refuse ce type de sexualité détournée. Mais des partenaires sont toujours disposés à allumer la mèche. Ces brutes enflamment les sens en tout sens. Et se faire battre après avoir été enculé est un désir si puissant, presque divin. Dans ces moments de pure jouissance, son ex femme, son fils, et son livre, n’émettent plus aucune pression. La liberté est totale, même si les marques de clous laissent sur sa chair les traces permanentes de ces virées nocturnes et sauvages. Son fils vient d’avoir dix-neuf ans.  Et il se roule un autre pétard. Cinq ans que son père en a la charge. Comme la plupart des morpions de son âge, il semble incapable de faire quelque chose de sa vie. « Après tout, je suis pour l’instant idem » songe Gautier. Plusieurs feuilles à demi-écrites jonchent le sol. Le PC est allumé. Seul le titre est déjà écrit. Les amours noirs, en a t-il décidé par un jour sans soleil. Mais les mots paraissent si fades et si absents de sens. Ils sont si isolés, si arrachés de leur racine, si inutiles et sans force. Des dizaines de feuilles mortes et violées par ces mots vides dévoilent l’impuissance la plus crue. Non plus celle issue des parties basses, mais bien celle résidant dans la partie haute. Imagination stérile ! Gautier est incapable d’accoucher de son enfant. Pas celui qui est allongé comme un kulb sur le canapé du salon, mais « mon enfant » se murmure-t-il, du haut de son 12ième étage de la Cité Ensoleillée.

II

La télé émet des parasites. Son fils ne zappe pas. C’est papa qui se bouge. Il s’empare de la télécommande et tombe sur un bon-vieux film d’horreur. Tronçonneuse en ébullition, ce vacarme résonne comme le tonnerre. Gautier se rapproche de l’écran. Film à sensations crues. Ambiance malsaine et des plus perverse. La musique donne l’impression de se répandre dans des violons pleins d’eau. Le son est flou, strident, et cette tronçonneuse qui rabâche de sa musique. Cannibalisme intrinsèque, tout ici peut arriver. Mais ce n’est qu’une fiction. Movies cultes et surréalistes des années quatre-vingt. Reflet fantasmatique des crimes de notre temps. Variante des contes enfantins. Grimm ressuscite au son d’une tronçonneuse. Gautier est complètement scotché face à son poste TV. Dimension hertzienne de jubilation, ses yeux s’écartent à mesure de l’intensité des meurtres. Chairs découpées en lambeaux et corps pendus à un crochet de boucher, le meurtrier semble plus intelligent et brutal que les autres. Plus malin que quiconque. Spectacle affreux ! Et en même temps si séduisant. Distraction hertzienne à sensations attractives, Gautier s’en remplit le bide. 

« Papa, cela n’existe pas dans la vie réelle » lui dit son fils. « Ce sont des conneries. Arrête de regarder ces merdes ! » Et il le fixe avec un sourire narquois. Gautier ravale sa salive. Il est encore sous le choc plaisant de ce navet à demi-americano. Ce téléspectateur moyen s’en délecte comme un italien se délecte de spaghettis à la tomate. « Ferme ta gueule et Eteint ton join ! » ose-t-il lui ordonner du haut de ses trente cinq piges. Mais son fils éteint seulement cette télé qui l’excite tant – cette télé qui l’a toujours fait plus bander que sa mère ; et il lui répond d’aller se faire enculer ! Puis il se roule un dernier pet et va se coucher. Gautier ne fait pas cas à son attitude. La télé est éteinte. C’est peut être mieux ainsi. Il espère finir avant la tombée de la nuit le premier chapitre de son roman. Ce sera une histoire d’amour, bien entendu. Seul originalité au scénario, la fin. Au lieu que tout finisse dans le bonheur, tout s’écroule dans le malheur. De toute façon, les récits ringards des Arlequins finissent par lasser le grand public, pense-t-il. La corbeille est pleine. Les feuilles de création gâchées débordent en formant un palmier de papier. L’avortement semble plus facile que la naissance. Gautier a beau poussé, inspirer et expirer à fond, l’imagination est toujours absente et sournoise. Néant ! Rien autour sinon du gris. Puis le souvenir du film lui revient comme un leitmotiv. Quelle est cette chose que ressent l’assassin lorsqu’il découpe ses victimes ? En bande-t-il dans son froc ? Et rien que de penser et de repenser à cette idée, il en frémit de peur et aussi d’excitation. Son roman n’est même pas commencé, et dans sa tête pleine de songes morbides et factices, sa carrière est déjà achevée. Ses professeurs d’université l’ont élu jadis comme un génie parce qu’il est un génie. Il s’en est fait une certitude et si cette journée est un échec, demain sera un triomphe. Après son fils, il va se coucher à son tour. Auparavant, il zieute par superstition la chambre de ce tire-au-flanc. Celui-ci dort à poing fermé. Aucune page écrite aujourd’hui, même pas le début d’une introduction. Et Gautier s’endort au fond de son pieu, en rêvant qu’il est un artiste.

III

Tu dois le tuer.

Le jour s’est levé depuis longtemps et personne ne donne signe de vie dans l’appart.

Tu dois le tuer.

Les volets sont clos et ça pue le renfermé.

Tu dois le tuer.

Gautier regarde son réveil rouge sans sonnerie. Déjà plus de midi. Il se lève, s’envoie un casse-croûte congelé dans le micro onde puis retourne à son travail d’écrivain. Son fils dort encore. Il est incapable de bouger de sa chambre, à moins que … « à moins que ce ne soit moi qui aille le chercher » se dit son père. Ces idées macabres la veille, dans ce navet d’horreur standard, ne sont pas en fin de compte si désagréables au lever du matin. Gautier rajoute une tartine de thon à son casse-fringuale d’homme civilisé. Un grand couteau de boucher est posé juste au-dessus du haut-meuble de cuisine. Cela devait y être avant qu’il n’aménage il y a de cela seulement quelques mois. Il n’y avait pas fait cas jusqu’alors. Gautier s'avance vers le meuble de cuisine, prend un tabouret et monte dessus. Il s’empare du couteau et le fout dans son dos, dissimulé par sa chemise à carreaux amples. Pour étui, il s’est servi d’un torchon enroulé autour de la lame. Et il se repasse dans sa tête ce film de la veille. Le boucher tue, puis dépèce ses victimes. Mais pourquoi ne les mange-t-il pas ? Tant de plaisir dans son acte. Pourquoi ne va-t-il donc pas jusqu’au bout ? Héros des zones sombres. Pourquoi ne pas en faire sien ? Devenir héros à son tour. Aussi célèbre que Manson, ou ce petit vieux mangeur d’enfant. Gautier ne se souvient plus de ce son nom. Cela s’est passé dans les années 50. Qui aurait soupçonné ce brave papi ? Ils attiraient les enfants en leur offrant des bonbons. Puis il les étranglait et les mangeait. Un nom ridicule croit-il se souvenir ? Ce vieux portait un nom de minable ! Mais son destin a en fait une idole attractive. Une star macabre des temps modernes. Un héros sans honneur. Un modèle pervers de complaisance et de mystère. Gautier ressent soudain comme une montée d’adrénaline. Ses mains tremblent alors qu’il n’a peur de rien – seulement le besoin de passer à l’acte. Un peu comme ce brave papi. Enfin être ! Exister. La célébrité n’est plus qu’à quelques mètres. Un scénario de meurtre est déjà en train de pondre dans sa tête. Inspiration Tv, en tous les cas, son imagination s’en inspire comme de l’eau de source. Gautier enlève tous ses vêtements. Il sait que s’il ne le fait pas, ses vêtements seront tachés de sang. Son fils ne s’est pas encore levé. Il est plus de 13 heures. Gautier ouvre du bout de son surin de boniche la porte de sa chambre. Il pénètre sans bruit à l’intérieur. Il se rapproche doucement de son corps endormi. Il le plante enfin lâchement dans son dos. Son fils a juste le temps de crier avant de perdre conscience. Mais la lame se coince à l’intérieur de sa chair. Gautier n’arrive pas à la retirer. Il a beau malaxé la lame dans tous les sens, la lame reste bloquée au niveau des omoplates. Le sang a imbibé tout le lit, et le sang s’étend par goutte synchro jusqu’au lino. La perco émet en même temps de la cuisine un cri strident. Gautier caresse le haut du crane de son fils et le laisse pour mort sur le lit, avec le couteau planté dans son dos. Le café est chaud. Il va s’en servir une tasse accompagnée de chocolat noir et fin. « Ouf ! Je l’ai fait ! » Installé devant son PC, il sirote son café. Les amours noirs ne sera pas une histoire d’amour, mais juste une histoire de meurtre. Le premier chapitre commence ainsi :

Il était allongé raide mort,

et j’avais enfin trouvé un sens à ma vie.

Son fils reprend par miracle ses esprits avec toujours le couteau planté dans son dos. Il ne sent plus son corps – juste ses bras ; alors il s’en sert pour s’éjecter du lit. Il tombe de plein poids sur le sol. Le choc lui renvoie comme un courant électrique brutal dans tout son dos. Mais la peur de crever le pousse à se traîner, ventre plaqué au sol, jusqu’à la sortie de l’appart. Ses yeux sont rouges sang et sa bouche cherche l’air. Il se rabâche que ce n’était pas lui. Que ce n’était pas son père. Gautier a toujours la tête fixée à l’écran du PC. Il n’entend rien. Son fils atteint enfin la porte d’entrée. Il se dirige vers l’ascenseur et se redresse sur ses deux jambes, toujours à l’aide de ses bras fatigués. Puis il appuie sur le bouton de l’ascenseur. Son corps est nu et coulant de sang. Il crie à plein poumon dans tout le couloir. Mais personne ne sort. Alors il prend l’ascenseur et descend dans la rue comme il peut. Agrippé au rebord de l’immeuble, sa bouche hurle toutes ses tripes en espérant qu’un voisin appelle les flics. Mais c’est son père qui le rattrape par l’épaule. « Je dois avant tout m’occuper du petit » se dit-il, tout en se grattant le front à l’aide de ses doigts tachés de sang. Son fils pleure maintenant à pleines larmes. Gautier l’agrippe par le bras et le force à revenir dans sa chambre. Un voisin a le courage de sortir sur le palier. Après tant d’essais vains, le couteau vient alors d’un coup ! Gautier l’arrache du dos de son fils pour le diriger en direction du voisin. Le voisin referme sa porte. Le cannibale peut enfin terminer ce qu’il avait commencé. De retour à la maison, il assène un coup de poing sur la nuque de sa proie déjà à demi-abattue. Cette viande nue  s’écroule inconsciente sur le sol. Il reprend le manche de la lame entre ses mains. Puis il trifouille celle-ci jusqu’à ce qu’elle lui transperce le cœur. Son fils n’émet qu’un gémissement de mioche et s’éteint pour de bon. Ses yeux restent ouverts. Il serre encore ses poings. Pourtant il est mort. Gautier touche son pouls. Absence de rythme. Son sang ne danse plus. Enfin mort !   

IV

L’écrivain ramasse le cadavre de son fils et le traîne jusque sur la table de la cuisine. Le corps est jeté dessus comme un tas de merde. Gautier lui prend sa main. Il lui suce chaque bout de doigt et se délecte à l’avance de son festin. « Une scie à métaux coupe à la perfection » pense-t-il. Il va en chercher une dans le cagibi et revient d’un pas bref, le visage radieux de l’événement. Il se demande par quels bouts il va commencer ? Mais il veut plus que ça, plus qu’un simple repas. Alors il va chercher le chandelier de sa mère posé dans un coin du salon. Il allume délicatement chaque bougie puis enlace autour de son cou une serviette brodée à l’ancienne. Le corps de son fils couché devant lui, il le mangera en plusieurs jours comme les boas se nourrissent de leurs proies. Une grande marmite est posée sur la gazinière. A l’intérieur, de l’eau est en train de bouillir. Gautier entame d’abord la découpe de la tête. Il sépare ensuite les bras et les jambes du buste et les découpe chacun en 3 parties distinctes : les mains, les avant-bras et les bras pour l’un ; les cuisses, les mollets et les pieds pour l’autre – le cœur, les yeux et les parties génitales sont chacun fourrés dans un bol large. Il plonge enfin la tête dans la marmite qui chauffe à plein gaz. Il a auparavant pris soin de la vider de sa cervelle. Une heure et demi plus tard, la tête semble cuite. Il remue à l’aide d’une grande cuillerée à plusieurs reprises le bouillon. Il perce d’un couteau le tendre des joues et le couteau pénètre sans difficulté à l’intérieur. Il s’installe enfin devant son met avant de l’arroser de ketchup. La langue a un goût spécial. La face est bouffée puis rongée en moins d’une heure. Pendant ce temps, le reste du cadavre cuit à feu-moyen dans l’eau bouillante. La bouteille de gaz fonctionnera toute la semaine. Agression primitive et quasi jouissive. Acharnement cannibale et familial. Gautier bouffera son fils en 5 jours. Son dernier repas festif sera dédié à sa fesse tendre. Vers 4 heures de l’après midi, l’écrivain est à bloc. Son ventre est gonflé et des nausées semblent lui remonter jusqu’à la gorge. Une pause ne peut être que la bienvenue. Il sort de la cuisine et rallume son PC. Gautier ouvre le fichier Les amours noirs et rajoute quelques phrases à la précédente :

Mon fils dormait lorsque je décidai de le manger.

Je fis pénétrer ma lame dans son  dos.

Puis dans son cœur.

Et je l’ai découpé en petits morceaux pour pouvoir faire rentrer ma viande dans la marmite.

Je devais donc le manger pour en finir avec mon ancienne vie.

Il repense soudain aux mots de sa mère. Tout petit, elle lui disait que s’il s’éloignait de la maison, il finirait mangé par Le Loup. Et il a cru pendant longtemps à cette version des faits. Il ne s’éloignait donc jamais de la maison, par peur d’être dévorer tout crue par cette bête sauvage assoiffée de mioches. C’est bien plus tard qu’il a su la Vérité. Que les loups-tueurs n’existaient pas. Mais peut-être que Le Loup  est revenu ? Peut-être est-il déjà devant sa porte ? Peut-être qu’il va mourir à son tour maintenant ? Peut-être qu’il va chopper le Cora ? Cette maladie du cerveau propre aux nègres des jungles. Symptôme ? Crise de rire hystérique. Idem à une folle. Spasmes incontrôlables. Le cerveau peut être atteint. Et alors ? A-t-on besoin d’être raisonnable pour être en accord avec soi ? La folie ne vous rend-elle pas plutôt encore plus grand aux yeux des autres ? Le temps où Gautier travaillait comme journaliste n’est plus. Il sent le succès le happer toujours plus vers le haut. Et il retourne à son précieux met. Le macchabée a comme un goût de protéine. Vitamine taboue semblable à du porc ! Il n’avait jamais goûté de cette viande au goût d’inceste. Surtout ne pas perdre une miette de ce festin de Pantagruel. « Ne suis-je donc pas né pour épouser la lignée d’un grand destin ? » médite ainsi le cannibale.

V

6 mois que Gautier croupit en cellule. Pour seul horizon concret, les chiottes et cette fenêtre à barreau avec vue sur une distrib de pub. Des ouvriers aux yeux éteints alimentent chaque matin l’usine de son lot d’ordure. Ils remplissent leur bagnole de prospectus jusqu'à faire exploser leurs pneus. Gautier se complait à les mater dans leurs rites d’esclave. Il pose ses mains sur les barreaux de sa cellule et, sourire aux lèvres, il se déblate à lui même qu’il est si unique et différent de ce tas de merde. Le tôlard se rallume une clope. Il sent en même temps une douleur lui harceler le bide. Comme un chien, Gautier sait qu’il est content. Il sait que le succès est proche. Il s’allonge 5 minutes sur le plumard au matelas maigre. Puis la douleur passe et il retourne à l’écriture des dernières lignes de son manuscrit :

Archaïque, primitif et carnivore, le cannibalisme est un Art.

La chair de mon fils impulse en moi le génie créateur.

La lumière parvient enfin jusqu’à mon âme.

Et que les Dieux soit mes guides tant que le goût de la chair me dévore encore.

J’éprouve pour la première fois ce sentiment magique de liberté.

Mon fils repose au fond de ma chair et je songe à ces douces litanies ingurgitées au creux de mon enfance.

Libre et artiste à la fois, j’ouvre donc la fenêtre pour aspirer à plein poumon cet air béni des Dieux. 

D’un geste bref, Gautier jette son stylo qui se casse en deux sur le sol. Enfin achevé ! La rosée du matin vient mettre fin à une nuit de travail sans relâche. Il secoue plusieurs fois son manuscrit sur le plat de son bureau pour en faire un rectangle aux angles parfaits. Il le soulève, le pèse, le mesure, comme un boucher tenant entre ses mains un bout de barbaque tendre. Six mois se sont écoulés dans cette cage à rats sans que cela n’est d’effet sur son moral. Ce matin, l’écrivain a bu encore son café avant de se poster au tribunal devant le juge. C’est aujourd’hui le grand jour. Les vieux sages doivent prononcer leur sentence. Et le plus sage d’entre eux fixe le coupable avec un air sévère pendant que le coupable a la tête tournée ailleurs. - Mais comment avez-vous pu manger votre fils ? Lui demande le juge. Gautier secoue la tête. Il zieute le parterre. Puis il relève soudain ses yeux pour lui dire :

- Vous ne comprendrez donc jamais rien à l’Art !

Il se fout de la sentence des juges. Bientôt, peut-être même demain, il aura le verdict des éditeurs. Son manuscrit a été envoyé et il espère qu’un de ces troufions va se bouger son cul pour le sortir de cette merde ! Le soir, le retour à sa geôle est des plus pénibles. Gautier a pris perpet. Dans une semaine, jour pour jour, il sera muté aux Beaumettes. En attendant, le tôlard est en proie au doute. Il n’a plus la même confiance qui  l’a fait tenir jusqu’alors. « Est-ce que j’ai fait tout ça pour rien ? » Il regarde les étoiles à travers les barreaux de sa cage. Il prend à nouveau entre ses mains son manuscrit. Il le palpe, le trifouille, le tord. Les feuilles de ce premier essai sont déjà élimées par le temps. « Les éditeurs vont bien me contacter », se rabâche-t-il ; et il s’endort enfin, l’âme torturée un instant par son destin en déséquilibre. Le lendemain matin, dès le lever du soleil, un maton débarque dans sa geôle à pas vif. A ses cotés, un homme âgé à l’air coriace portant sous son bras un cartable de cuir noir. Il ordonne au gardien de le laisser seul. « Apparemment cet homme a du pouvoir » songe Gautier, et il se lève brusquement de son plumard. L’inconnu lui dit de se rasseoir. Le taulard exécute son ordre. Derrière son aspect de pâleur et d’indifférence, cet homme dégage une volonté aveugle de lui obéir. « Ne vous en faites pas » lui lance-t-il d’une voix froide. Gautier sait maintenant pourquoi il est là. Un large sourire traverse son visage et il tend ses bras à son sauveur avant de l’embrasser avec passion. Mais d’une main ferme, son sauveur le repousse pour lui tendre du bout de ses doigts évasés le contrat. Au bas de la page, l’artiste pose enfin sa signature. Il sait que dans quelques mois il sera libre. La cour d’appel s’exécutera en toute bonne procédure. Son avocat sera sélectionné sur le gratin de la cour. Son avocat saura le défendre à sa juste cause. Son livre ne sortira qu’une fois advenu le jugement de la cours d’appel. Les yeux happés par le plafond lézardés de sa cellule, Gautier est allongé sur son lit. Un lézard s’agite par zig zag. Animal libre, il le suit des yeux dans les aléas du béton. Peut être en est-il un qui le mènera quelque part ? Lui et le lézard. Ailleurs et loin de tout. Il est minuit passé de 10 minutes. Gautier ne peut pas dormir. Il trépigne de joie. Sa vie va enfin changer. Il le sent au plus profond de lui-même. Puis il s’endort en ne pensant qu’à ça. Son manuscrit sortira en édition de luxe.

« Je vais enfin devenir célèbre ! »

VI

Il suffit d’appuyer sur le bouton d’une télécommande pour que les portes d’entrée s’ouvrent. La surface est immense et le chemin qui mène jusqu’à la demeure n’est point absent de beauté. Des statues à l’effigie de corps masculin – art abondant – des bancs faits de bois fins et rares – artisanat délicat – et aussi de grands sapins agrémentés d’arbres exotiques donnent l’impression d’une jungle moderne. La ballade à cheval est un de ses hobbies préférés. Le corps raide sur une terrasse au sol de marbre, l’écrivain fixe le paysage en même temps qu’il tire sur sa clope. Son livre est posé sur une table de jardin travaillé de fer forgé blanc. Puis Gautier se décide à s’asseoir sous un parasol aux couleurs vives. L’âme absente de remords, et son visage à demi-noyé par de timides rayons perçant l’ombre, l’écrivain sirote une menthe à l’eau. Il se frotte les mires et sort de sa poche un étui à lunette décoré de perles noires. A l’intérieur, sa paire de bigleux pour yeux fragiles. Il les met sur son nez et retourne à sa lecture. Cela fait plus de 10 fois qu’il doit lire son livre. Une fois le jugement scellé, son avocat a eu l’habilité de le faire passer pour fou. A l’hôpital psychiatrique de Thuir, il est sorti seulement 15 jours après son internement. Le docteur a été payé cher pour rédiger un rapport en sa faveur. Depuis, Gautier est libre.

Son livre est un vrai succès. La maison dans laquelle il vit, c’est du cash. Idem pour la voiture avec laquelle il roule – tout cash. Le pognon rentre à la pelle. Par centaine, des lettres de lecteurs arrivent chaque jour. Il voit de sa terrasse, le facteur déposer un plein sac devant sa porte. Le majordome lui monte toutes ces lettres jusque dans sa chambre et les pose aux pieds de son maître. Gautier les ouvre une par une, prenant autant de plaisir à lire les insultes que les louanges. « J’ai du talent », se persuade-t-il. Gautier s’en félicite comme d’un don hérité des Dieux. Il est plus intelligent que les autres. Il a toujours été plus intelligent que les autres. Le vent souffle fort depuis plusieurs jours. Le ciel est dégagé laissant place à un soleil de plein feu. Drin… La sonnette d’entrée fait écho dans toute la maison. D’un pas lent, le majordome va ouvrir et l’homme qui vient de sonner se présente en tant qu’ami intime de l’écrivain célèbre. Alors, le majordome lui dit poliment d’attendre avant qu’il ne monte avertir son maître de sa présence. L’écrivain le connaît très bien. C’est ce vieux pote Fabien. Gautier ne pensait ne plus jamais le revoir. Ils se sont connus au lycée et leurs destins s’étaient logiquement séparés il y a de cela plus de 10 ans. Fabien était parti à l’armée pendant que Gautier s’engageait dans des études poussées de journalisme. Le soldat avait certainement dû retrouver son adresse par Internet. Lorsqu’on est un artiste les amis d’enfance te retrouvent toujours, pense Gautier ; et il descend accueillir ce brave Fabien. Les marches de l’escalier sont nombreuses et hautes, mais l’argent invite agréablement à cette contrainte. Au passage, il allume sa clope à l’aide d’un chandelier posé sur un piédestal de marbre. Il fume encore plus qu’avant. Cinq paquets de cigarettes par jour y passent. Puis Gautier traverse ce long couloir aux murs décorés de peintures statiques. Fabien est déjà à l’intérieur de la demeure. Il y est rentré comme un voleur pour se dissimuler à l’ombre des murs et des plafonds. L’écrivain ouvre la porte d’entrée pendant que Fabien l’interpelle par derrière d’un son à demi-sourd. Gautier se retourne et lâche la poignée. Il se rebiffe comme s’il était agressé d’un coup de batte.

- Hep l’artiste, chuchote à distance l’ami d’enfance.

- Fabien ?

Et l’ami d’enfance sort de la pénombre. Il n’a presque pas changé. Son corps est toujours aussi frêle, ses yeux abattus comme ceux d’un chien. Sa démarche est ambiguë et maladroite idem à celle d’un ado sans charisme. Ses habits datent d’il y a si longtemps. C’est un ringard. Mais l’écrivain lui tend quand même ses bras. Par pitié, il l’enlace comme on enlace une femme qu’on n’aime pas. Fabien allonge sa tête dans le creux de l’épaule de l’écrivain. Il chiale maintenant à petites larmes. Gautier ne sait que faire de ce pigeon malade. Tant d’années sont passées et le dialogue semble totalement rompu. Brisé. Fini. Echoué comme une barque maigre sur un rocher large. Fabien n’a pas renversé le destin. Il s’est laissé aller à cette vie de misérable et de mendiant. Le courage ? C’est peut-être cela dont il a manqué toute sa vie. Pourtant Fabien se sent aussi fort que Gautier le jour où il a buté son fils. C’est alors que la lame jaillit. D’un coup ! Direction l’abdomen de Gautier. A plusieurs reprises ! Le couteau pénètre. Le sang pisse à pleine larme. L’écrivain n’est plus qu’un cadavre jonchant le sol aux dalles de marbre rose et Fabien ramasse ce corps taché de sang. Il le fout dans le coffre de sa Fiat. Il revient ensuite dans la demeure. En quelques secondes, il est déjà en haut de l’escalier. Mais le majordome s’interpose à l’instar d’un bon chien de garde. Il lui ordonne de pas bouger – la police arrive ! L’assassin s’accapare d’un chandelier posé sur un tabouret d’acajou fixé sur trois pieds de fer. Il s’en sert pour le frapper plein sa face. Ce chien bascule en arrière. Peur de se relever, il reste à terre. Mais Fabien se contrefout de son cinéma. Il lui déboîte une rafale de coup de pied dans le gras du bide, avant de se précipiter dans la chambre de l’artiste. Là, il s’empare du manuscrit original des amours noirs. Il redescend enfin les escaliers et entame le retour par ce long couloir jusqu’à la porte d’entrée. Des lanternes aux couleurs vives sont posées perpendiculairement sur chaque mur décoré de tapisseries anciennes. Elles représentent des scènes historiques : la bataille de Waterloo ou encore ces héros de la deuxième guerre mondiale fusillés, pendus, ou peints en zoom avec leurs yeux éteints. Des dalles en marbre fragmentées sur le dessus et découpées à leur juste mesure, structurent l’apparence du sol. Elles sont froides et alimentent l’impression du lieu lorsque vos pieds les foulent. Le plafond est décoré de fresques gargantuesques ; des fresques qui rappellent la lutte du bien contre le mal. Des anges ont entre leurs mains des fourches. Ils se préparent à une offensive. Fabien n’a pas le souvenir de tous ces dessins lorsqu’il est rentré dans cette demeure. Il pensait pourtant n’avoir vu que des murs et des plafonds vides et sombres. Et ces peintures qui le frappent maintenant plein la tête ! Idem à des ondes électriques. Cela fait plus de 10 minutes que Fabien marche dans ce couloir donnant l’illusion de s’étendre à l’infini. La même scène défile tout autour de lui comme un vieux film tournant en boucle sur magnéto. Ses pas s’empressent et s’emmêlent en croix. Semblant sortir de chaque tableau, tous ces personnages donnent tellement l’impression du vrai. Puis Fabien s’arrête devant une image plus frappante que les autres. Ce sont des guerriers. Il observe avec encore plus d’attention. Ce sont des soldats de la garde napoléonienne et devant eux, se tient une petite fille à demi-nue. Ses épaules sont recouvertes de neige et ses pieds liés par une chaîne. Cette petite fille a un regard sévère et elle le fixe avec ses yeux pâles perlés de sang. Ce sont des yeux animals, des yeux de chacal ! Fabien ne peut pas s’empêcher de la regarder, et de ses deux bras propulsés vers l’avant, déchire la toile. Puis il reprend son pas. Le couloir persiste à défiler en boucle. Chaque scène illustrée sur ces plafonds et ces murs l’assène à coup de gong ; ces scènes dans lesquelles il semble se voir maintenant. Mal au crâne. Envie de plus en vive de crever. Désir de se braquer un flingue sur la tempe ! Et toujours nulle part où aller. Nulle part la fin du tunnel. La sortie vers la lumière. Jusqu’à la porte d’entrée. Puis elle est apparue comme une madone. Devant ses yeux. Sous sa main. La porte d’entrée ! Et il empoigne la poignée. Une fois dehors, Fabien court jusqu’à sa caisse. Il démarre à bloc sans se retourner. Seul désir en cet instant – fuir ce lieu maudit. Les yeux fixés sur le devant de la route, il pousse le champignon au maximum.

VII

Fabien roule depuis une bonne heure sur cette route isolée de la campagne parisienne, le cadavre de l’artiste planqué dans la malle arrière de sa voiture. C’est dans un chalet, réservé pour le week-end à une agence touristique du centre ville, que l’assassin a pris rendez-vous avec son destin. Ses mains se détendent peu à peu sur le volant de sa Fiat et cette maison faîte de bois et de vernis,  se dévoile enfin malgré la nuit sombre. Un grand immeuble en pierre ancienne repose à quelques mètres à côté. Le décor est superbe. Les arbres-sapins sont géants et la terre est faite d’une odeur tendre et charnelle. Il s’avance à pas lent vers sa résidence louée, avec à l’épaule, le macchabée de l’artiste lui tachetant de son sang sa chemise blanche. Puis il le jette sur la table de la cuisine et retourne à sa caisse pour y chercher un sac de sport. Il revient aussitôt avec dans le chalet pour en sortir son arsenal : scie à métaux, tablier de boniche, et plats à soupe. La marmite est déjà posée sur la gazinière. Fabien commence par découper la tête de l’écrivain pour la tremper ensuite dans l’eau bouillante. Une fois cuite, il retire délicatement les yeux mous de sa face, avant de la nettoyer de sa cervelle. Pendant ce temps, le reste du macchabée bout à feu doux. Il se met enfin à table et entame son festin, sans oublier de sortir une bouteille de Champagne d’un grand cru. Le manuscrit original est posé juste à ses côtés. Il y aura donc une suite à l’histoire de Gautier. « Même si je ne sais pas écrire, je trouverai un nègre pour écrire à ma place » se dit-il. Le bouchon de bouteille explose et l’alcool déborde par giclés. Tout en malaxant entre ses dents le tendre lobe d’oreille de son ex-ami défunt, Fabien trinque un verre en son succès futur et à la prospérité de la suite des amours noirs.